En 1933, une jeune
chrétienne décide d'aller vivre à Ivry
« capitale » du communisme français.
«Contemplative » en pleine ville, Madeleine
Delbrêl a ouvert la voie à une
expérience missionnaire incomparable.
L'évêque de Créteil a introduit la cause
de sa béatification.
Il fallait
oser ! le 15 octobre 1933, trois jeunes femmes
s'apprêtent à embarquer pour une « terre
étrangère ». Nul besoin de passeport, ni
de billet de train, pas de mers à traverser ni de
jungle à affronter. Le voyage risque pourtant
d'être long et les rencontres plutôt
inattendues. Avec l'insouciance de la jeunesse, Madeleine
Delbrêl et ses deux copines traversent les boulevards
«Maréchaux» de Paris comme on franchit le
Rubicon. Destination Ivry-sur-Seine. Dans l'entourage des
trois ex-cheftaines scoutes, on crie casse-cou. Car c'est,
ni plus ni moins, dans la capitale » du communisme
français que ces trois chrétiennes ont
décidé de s'installer. Elles veulent
être missionnaires dans la cité « rouge
» aux 300 usines, là où le seul «
credo » est celui du marxisme et où les
réunions de cellule ont, depuis longtemps,
supplanté la messe dominicale.
Ce projet
fou, Madeleine Delbrêl a pris le temps de le
mûrir avec son aumônier; l'abbé Jacques
Lorenzo. C'est grâce à lui que j'ai eu
personnellement la chance de rencontrer cette femme hors du
commun. La Seconde Guerre mondiale venait de finir en
ruines. J'étais depuis deux ans au séminaire
de la Mission de France, à Lisieux. Le cardinal
Suhard s'était longtemps battu pour que s'ouvre un
séminaire d'un genre nouveau, en prise avec les
défis de l'athéisme contemporain. C'est dans
ce séminaire que l'abbé Godin, un
aumônier de la Jeunesse Ouvrière
Chrétienne était venu travailler son
célèbre rapport devenu, depuis, « France
pays de mission ».
Il y
dénonçait notamment le « mur qui
sépare aujourd'hui l'Eglise de la classe
ouvrière ». C'est pour abattre ce mur que
Madeleine Delbrêl, jeune bourgeoise que rien ne
préparait à un tel choix, décide de
s'installer en plein fief du Parti communiste. Pour la
plupart des catholiques de l'époque, le communisme,
c'est le diable. On reprochait aux prêtres ouvriers de
passer un pacte avec Satan. Malgré toutes les
embûches, Madeleine franchit le fossé, celui
qui divise la ville d'Ivry rejetant les catholiques d'un
côté et les prolétaires de
l'autre.
Loin d'avoir
peur du communisme, elle choisit de faire de
l'athéisme le lieu de sa propre conversion.
«Jamais Dieu n'a dit : vous devez aimer votre prochain
comme des frères exceptés les communistes que
vous devez haïr...», lance-t-elle lors d'un
meeting...
Au
début de son installation à Ivry, Madeleine a
encore des idées bien « pieuses » Priez
pour Ivry où le péché officiel du
laïcisme rouge s'est affreusement affiché»,
dit-elle a ses amis dans les premiers jours. Mais,
très vite, elle prend conscience qu'en restant
à l'intérieur du cocon poussiéreux de
sa paroisse, elle va passer à
çôté de l'essentiel. A l'époque,
les théologiens ne parlent pas encore
«d'inculturation ».
Mais c'est
pourtant bien de cela qu'il s'agit : il faut apprendre le
langage de l'autre, s'ouvrir à la différence,
fut-elle celle de l'athéisme marxiste. En 1935, la
petite communauté fondée par Madeleine
Delbrêl s'installe près de la mairie
communiste. Elle ne cherche ni à convertir ni
à lancer des anathèmes. Elle mène la
vie ordinaire des hommes et des femmes de ce quartier
ouvrier (à l'époque on disait
«prolétaires » !) et elle gagne leur
confiance. Le maire communiste adjoint d'Ivry, Venise
Gosnat, lui ouvre sa porte et son amitié.
Bientôt, Madeleine sent
l'opportunité de travailler au service social de la
mairie. Elle découvre alors la misère et
l'injustice par le biais du combat communiste. Cette
confrontation quotidienne avec l'athéisme marxiste va
désormais faire partie de sa foi de
chrétienne. « Les communistes ont gagné
mon amitié par leur volonté onéreuse de
devenir ce qu'ils avaient choisi d'être »,
écrit-elle mais sans que cela entraîne chez
elle une fascination pour le marxisme . Très
tôt, elle a senti l'incompatibilité
fondamentale entre marxisme et christianisme. Il ne faut pas
confondre l'émancipation du prolétariat avec
l’idéal évangélique, dit-elle en
substance. Ce qui ne l'empêche pas de lutter aux
côtés de ses frères communistes.
Elle est de
tous les combats pour les pauvres et pour la justice.
Après la guerre, elle défend la cause des
opposants au franquisme. C'est cette femme à la fois
discrète et déterminée, qui nous
fascine, nous les jeunes séminaristes, lorsqu'elle
débarque au séminaire de Lisieux.
D'emblée, entre la Mission de France
fraîchement créée et Madeleine
Delbrêl, la connivence est totale. Des pans entiers de
la société française n'ont pas (ou
plus) accès à la saveur du message
évangélique. L’Eglise doit sortir de ses
sacristies, parler le langage des hommes et les rejoindre.
Les premiers prêtres ouvriers ont ouvert la voie... Le
Père Lorenzo, en qui Madeleine a trouvé un
guide pour son projet missionnaire, est à
l'époque l'un de nos maîtres spirituels.
Madeleine vient fréquemment le consulter et,
naturellement, le Père Lorenzo nous la
présente. Il lui cède parfois sa place et
Madeleine nous fait la « lecture spirituelle ».
Une lecture nourrie, enrichie de ce qu'elle vit à
lvry.
On imagine
mal aujourd'hui la transgression que cela
représentait une femme introduite dans les murs d'un
séminaire et, qui plus est, pour témoigner de
la foi sans aucun doctorat de théologie C'est
à Madeleine que je dois une grande part de ma «
conversion», de mon passage d'un catholicisme appris et
reçu à une foi vivante.
Conversion
», le mot a un sens très fort pour Madeleine.
Née en 1904 à Mussidan en Dordogne, elle a
grandi de gare en gare, son père étant
employé de chemin de fer. Jusqu'à ce jour de
1916 où sa famille s'installe à Paris. Quatre
ans plus tard, la jeune fille qui, entre-temps, a fait sa
communion, ne trouve plus ni sens ni intérêt
à la religion. «Dieu est mort, vive la
mort», lance-t-elle en proclamant son nouvel
athéisme.
A la
Sorbonne, elle suit les cours de Philo de Léo
Brunschvicg. Puis Madeleine « l'athée » se
fiance à un catholique convaincu. Un jour, il lui
annonce son entrée chez les dominicains. Madeleine ne
se mariera jamais. Après cette séparation,
elle se sent remise en cause dans son athéisme
affiché et proclamé. « Et s'il
n'était pas absurde que Dieu existe ?»,
finit-elle par se demander. Madeleine cherche la
réponse et décide de prier. Un acte
volontaire, et en même temps un geste terriblement
pauvre. Elle prie à genoux pour, dit-elle, casser en
elle toutes les emprises de l'idéalisme. Elle revient
à la foi, aidée par la lecture de
Thérèse d'Avila qui, toute sa vie, restera une
référence.
Plus tard, à lvry, la
communauté nouera des liens étroits et
fidèles avec des carmélites. Tout comme la
Mission de France pour qui le Carmel est un point d'ancrage
essentiel. Ce passage par l'athéisme a sans aucun
doute permis à Madeleine Delbrêl de mieux
comprendre ses futurs compagnons communistes d'Ivrv. Lors de
ses interventions au séminaire de la Mission de
France, elle nous fait percevoir une façon totalement
libre de vivre sa foi. Pour elle, aimer n'est ni un «
devoir ni une vertu, mais une «folie». La foi ne
nécessite ni crainte ni visage fermé et
triste. «Nous sommes tous des prédestinés
à l'extase, tous appelés à sortir de
nos pauvres combinaisons pour surgir heure après
heure dans le plan [de Dieu]. Nous ne sommes jamais de
lamentables laissés-pour-compte... »,
affirme-t-elle, Un véritable courant d'air frais dans
une Eglise encore marquée par le jansénis-me
et « la religion de la peur».
Madeleine
Delbrêl nous a fait un cadeau précieux:
subitement, la foi cessait de n'être qu'une dogmatique
abstraite ré-unie en archives pour prendre le
goût de sel d'une aventure.
Une foi
de nomade
La petite
communauté de Madeleine conjugue
intériorité et engagement. Un moment
tentée par la création d'un nouvel ordre
religieux, elle y renonce finalement pour demeurer «
nomade ».
« La
condition qui nous est donnée, c'est une
insécurité universelle, vertigineuse »,
une insécurité au parfum de liberté,
celle même du Christ.
En 1942,
Madeleine précise sa pensée: « Nous
sommes de vraies laïques, n'ayant pas d'autres voeux
que les promesses de notre baptême. Un groupe
féminin, laïc, quoique chacune de nous soit
donnée entièrement au Christ pour essayer de
le vivre et d'être avec lui au milieu de ceux qui ne
le connaissent pas ». Et elle ajoute : « Par le
seul fait de sa naissance, tout homme devient le
frère de tous les autres hommes, lorsque, par nos
actes, nous nions être son frère, nous nions
à la fois et ce que Dieu a créé et ce
que nous sommes.»
Cette femme
m'a appris que chaque homme et chaque femme sont des
Cathédrales assez grandes pour que nous allions nous
y mettre à genoux dans la rencontre de Dieu.
Désormais, chaque visage humain est un
monastère et chaque rue de ma ville est devenue un
cloître.
Jean
Debruynne